Les échancrures, un point faible

Les échancrures, un thème qui donne le frisson et qu’on peut probablement expliquer par une opération financière entre le roi Philippe le Bel et le seigneur de Bermond, d’Uzès.  Au risque de causer de sérieux  dégâts au pont, on entreprit, au XIVe siècle, de creuser cinq piles du pont du Gard jusqu’à presque mi-épaisseur pour laisser passer des mulets bâtés d’une rive du Gardon vers l’autre.
Dans un article que j’écrivais en janvier 2002, dans le bulletin n° 51 du CIDS,  j’expliquais  à partir de textes autorisés la chronologie des échancrures, j’en établis une restitution que je soumettais à Jean-Claude Bessac, l’incontesté maître-tailleur de pierre. C’est à peu de choses près, cet article que je reprends.

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LES ÉCHANCRURES LE LONG DU DEUXIÈME NIVEAU DU PONT DU GARD

UN POINT FAIBLE DU MONUMENT

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               Dans sa longue existence le pont du Gard a été souvent menacé ; il l’est encore. Mais au cours de l’histoire, les menaces et les atteintes portées à son encontre, plus ou moins bien conduites, trouvaient leur justification dans un contexte économique. Pour récupérer des pierres taillées, on n’hésitait pas à démolir une partie de l’édifice ; on en retrouve  partout alentour, dans un rayon d’une vingtaine de kilomètres. Des chapelles, des églises, des châteaux, des gués pour traverser le Gardon ou des biefs pour alimenter les nombreux moulins à eau renferment des moellons concrétionnaires, bien reconnaissables, doublés de béton de tuileau. Mais l’intervention la plus spectaculaire, la plus osée et la plus décriée, difficilement imaginable, c’est le creusement de sept échancrures pratiquées à la fois aux bases des piles médianes du deuxième niveau et sur les trois ou quatre assises supérieures des piles du premier niveau. Bien que toutes ces échancrures soient colmatées aujourd’hui, on repère des fissures verticales sur plusieurs mètres, à mi-épaisseur de plusieurs piles ; un devers de plus d’un mètre qui tend à déséquilibrer le troisième niveau vers l’amont du pont.
Ce sont ces constations qui nous amènent aujourd’hui à nous pencher sur ce problème  que l’historien nîmois Léon Ménard attribuaient à tort au duc de Rohan, soupçonné d’en être l’auteur pour laisser passer son artillerie, pendant les guerres de religion, en 1628.

Origine des échancrures

La datation de ces échancrures  ne repose que sur des hypothèses. La gravure reproduite en bas de page,  la plus ancienne que l’on connaisse sur le monument, tirée du Discours historial de Jean Poldo d’Albénas – et qui date de 1540-, attestent que ces échancrures sont antérieures à cette époque.

Gravure sur bois tiré du "Discours historial de Jean d'Albénas"- 1540-  Mise en évidence des échancrures.

Gravure sur bois tiré du « Discours historial de Jean d’Albénas »- 1540- Mise en évidence des échancrures.

Selon Gratien Charvet, auteur de l’Histoire de Remoulins,  et Léon Bascoul auteur de l’Histoire du château de St-Privat),       « …le chemin de Beaucaire à Uzès passait par là et l’on sait quelle fut l’importance de la foire de Beaucaire au moyen-âge … un péage qui, d’abord, appartenait au roi,  fut cédé par celui-ci au moment où, par échange, il acquit la baronnie de Lunel, à Raymond Gausselin II, d’Uzès, contre les droits que ce seigneur pouvait prétendre sur cette baronnie. … En 1322, Bérenger d’Uzès, héritier de Raymond Gausselin, afferma ce péage à un juif converti pour 55 livres, soit environ 6.204 francs de notre monnaie (1 911). Peut-être faut-il faire remonter à cette date, la déplorable idée d’échancrer de plus d’un tiers, en amont, les piles du second rang du Pont du Gard en y ajoutant  des encorbellements et un parapet » ( Bascoul, Hist.  St-Privat, p. 82-83).

Sur la forme et les dimensions de cette échancrure

Il s’agit d’une interprétation personnelle fondée sur le dessin de Daviler et sur quelques observations faites sur place. Limitée en haut par la boutisse, à droite par les lois de l’équilibre. Les boutisses appartiennent à des blocs  de 3 m de longueur et d’un tiers de mètres carrés de section. Les ouvriers qui ont ouvert ces échancrures les ont atteintes, sans les sectionner. Ces boutisses jouaient le rôle de corbeaux qui supportent la masse de la pile au-dessus. La silhouette de l’échancrure était une courbe qui partait de la façade, à gauche, et s’élargissait jusqu’à 1,7 m au niveau du tablier du deuxième niveau. Si l’échancrure s’était limitée au tablier, elle n’aurait pas permis le passage dans de bonnes conditions, d’un homme et d’une bête de somme. On comprend alors la poursuite du creusement de 3 ou 4 assises vers le bas.

Profil de l'échancrure pratiquée sur la pile n° 5 du deuxième niveau. Document déposé au Cabinet des Estampes. Les  parties écrites ont été ajoutées par nous-mêmes.

Profil de l’échancrure pratiquée sur la pile n° 5 du deuxième niveau. Document déposé au Cabinet des Estampes.
Les parties écrites ont été ajoutées par nous-mêmes.

Les voyageurs disposaient d’une bande de 2,4 m environ pour contourner les piles, compte tenu du débordement des piles du premier niveau.

La technique du creusement des sept échancrures obéissait sans doute aux mêmes exigences, mais leurs dimensions pouvaient varier, leur  profondeur dans le premier niveau en particulier. L’échancrure de Daviler, qui s’étendait sur 1,7 m dans la pile, en occupait 37%. On comprend alors les méfaits qu’elles ont occasionné sur l’équilibre et la solidité de l’ouvrage, et la nécessité d’améliorer le système. Nous abordons les années 1696-1702.

Les encorbellements (1696-1702)

A la page 42 de son ouvrage Le Pont du Gard, écrit en 1926,  Émile Espérandieu évoque cette nouvelle phase :  » les États (du Languedoc) se prononcèrent pour l’encorbellement, mais ils  prescrivirent le rempiétement complet des piles, d’où résulta forcément une diminution de la largeur du chemin qui le rendit impraticable aux charrois. On songea à réparer les arches où beaucoup de voussoirs étaient gravement endommagés ; mais les architectes  reculèrent devant la difficulté de l’entreprise. Dans l’impossibilité d’employer de grands matériaux à la hauteur voulue,  l’ingénieur se contenta  de boucher , par des moellons très légers, provenant du sédiment de la cuvette, les excavations les plus profondes creusées par les pluies. On n’eut ainsi qu’une maçonnerie mal reliée qui, par la suite, ne servit à rien. Les eaux ne tardèrent pas  à se frayer un passage dans les moellons et à aggraver encore l’état des voûtes. »

Reproduction partielle du dessin qui a été probablement demandé par Colbert avant l'entreprise des travaux de 1702. Mise en évidence des encorbellements.

Reproduction partielle du dessin qui a été probablement demandé par Colbert avant l’entreprise des travaux de 1702.
Mise en évidence des encorbellements.

Malgré l’élargissement obtenu grâce aux encorbellements, les aires dégagées ne résolvaient pas au mieux le transit charretier. Louis Bascoul, historien du château de St-Privat, écrivait en 1911, dans son ouvrage Essai historique sur le château de Saint-Privat, que dans les années 1740, Jean-Louis Berton de Crillon, évêque de Narbonne, se trouva dans l’impossibilité, à cause d’une crue, de traverser le Gardon « avec les siens soit au bac de Lafoux, soit au Pont du Gard, il dut franchir ce dernier en poursuivant sa route à cheval et en laissant ses bagages derrière lui. Dès lors, il comprit la nécessité d’établir une voie pour les attelages et il ne manqua pas de porter ses doléances aux États du Languedoc. Ceux-ci décidèrent, dans l’assemblée tenue le 22 janvier 1743, de construire sur le Gardon un pont de passage pour les voyageurs et pour les voitures et de l’adosser contre l’ancien Pont du Gard, du côté de la descente de la rivière ». Les travaux se déroulèrent de 1743 à 1747, on n’empruntait plus les encorbellements, mais les échancrures ont subsisté encore près d’un siècle, jusqu’en 1855 !

 » On raconte, écrit Louis Bascoul ( p. 312- l’histoire de Saint-Privat – 1911), que Jean-Louis Berton de Crillon, archevêque de Narbonne, retournant d’Avignon à son siège épiscopal, se trouva obligé de séjourner à Remoulins, dans un cabaret, pendant quatre ou cinq jours par suite d’un débordement de la rivière. Dans l’impossibilité de passer avec les siens … il dut franchir ce dernier (le pont du Gard) en poursuivant sa route à cheval et en laissant ses bagages derrière lui. Dès lors, il comprit la nécessité d’établir une voie pour les attelages et il ne manqua pas de porter ses doléances aux États du Languedoc. Ceux-ci décidèrent, dans l’assemblée tenue le 22 janvier 1743, de construire sur le Gardon un pont de passage pour les voyageurs et pour les voitures et de l’adosser contre l’ancien Pont du Gard, du côté de la descente de la rivière. Henri  Pitot fut chargé de faire un rapport ».

La première pierre fut posée le 18 juin 1743, ce fut la « première pierre de l’arrière-bec de la pile la plus proche du bord méridional de la rivière ». On scella sous cette pierre la plaque de cuivre, sur laquelle était gravée l’inscription commémorative, écrite en latin, dont nous donnons la traduction proposée par François Garrigue) :

Evolution de la silhouette des piles

Hypothèse probable proposée par C. Larnac, sur l’évolution de la silhouette des piles au cours du XIVe au XVIIIe siècle (en rouge, les modifications successives)

« En l’an du Seigneur MDCCXLIII, le 22 janvier, le très illustre  et très révérend Jean-Louis Berton de Crillon étant archevêque et primat de Narbonne, commandeur de l’ordre royal du Saint-Esprit, président des États, les États généraux d’Occitanie décrétèrent que ce pont devait être construit. De fait le 18 juin, les premières fondations de ce pont furent jetées en présence des très illustres curateurs des édifices publics les seigneurs François de Villeneuve, évêque de Viviers, Louis de Calvisson, marquis, François-Privat de St-Rome, légat du tiers ordre des États,  en présence bien sûr aussi des seigneurs Jean Antoine de Vidal de Montferrier, doyen des procurateurs généraux de la province et Estienne de Guilleminet, libraire et scribe des États et Henri Pitot, directeur des édifices publics pour la région de Nîmes et de Beaucaire, membre des académies des sciences de Londres et de Paris ».

On construisit le pont routier, on colmata tant bien que mal les échancrures, mais  » on se contenta d’amonceler entre ces encorbellements et les piles, des matériaux destinés à s’opposer à tout passage de ce côté » (Espérandieu, p. 46), et les encorbellements subsisteront encore une centaine d’années !

A quoi le profit peut-il mener ?

A quoi le profit peut-il mener ?

Il faudra attendre 1834, la nomination de Prosper Mérimée au poste d’inspecteur général des monuments historiques et son passage à Nîmes, pour renouveler l’intérêt au pont. Une première série de restaurations est confiée à l’architecte nîmois Charles Questel pendant les années 1840-1844. Il supprime le vieil escalier d’accès par l’extérieur et le remplace par un escalier à colimaçon, intérieur, intégré dans la pile nord du troisième niveau. Une dizaine d’années plus tard, Jean-Charles Laisné, architecte des monuments historiques, règlera les problèmes de la voirie au pont du Gard. Il supprimera les encorbellements, construira un caniveau entre le monument et le pont routier de manière à éviter les infiltrations d’eau nocives  à la conservation de l’ouvrage. Il oubliera malheureusement de remonter les pyramides sur les avant-becs. Depuis, personne ne s’y est intéressé.

Claude Larnac

Note relevée dans l’Histoire de Remoulins de Gratien Charvet :

« Les revenus des possessions ci-dessus détaillées furent évalués à la somme de cent livres tournois. De plus et pour compléter le 250 livres tournois qui restaient dues à Bermond, le roi céda à ce dernier cent livres à prendre sur le péage de Nîmes, cent livres sur celui de Beaucaire et 50 livres sur celui de Sernhac, lesquelles sommes seraient payées audit Bermond, annuellement le jour de saint Michel de septembre et dans le cas où les susdits péages viendraient à être abolis, ou deviendraient d’un revenu insuffisant, il fut spécifié dans l’acte que cette somme de 250 livres pourrait être reportée sur tout autre péage de la sénéchaussée ».

Bibliographie

J.-C. Bessac, colloque « Sciences et conservation des monuments antiques, 2000
Louis Bascoul, Le château de Saint-Privat, 1911,
Gratien Charvet, L’histoire de Remolins, 1857
Gratien Charvet, Cartulaire de Remoulins, 1873,
Elisabeth Cordina, J.-L. Fiches, A. Poncet – notes du programme scientifique et culturel pour la muséographie du pont du Gard, 1997,
Emile Espérandieu, Le pont du Gard, 1926,
Claude Larnac, Racontez-moi le pont du Gard, 2010
Léon Ménard, Histoire de la Ville de Nîmes, VII, 1768

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