Le pont Pitot

Attenant au pont romain dit pont du Gard le pont Pitot, du nom de son concepteur-constructeur, édifié en 1743, fut particulièrement étudié ces dernières années par Michel Lescure ingénieur-en-chef du département qui assura son entretien.

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    Le samedi 8 mars, à 14 h 30, à la Maison du Rempart, à Castillon-du-Gard,  Michel Lescure et Michel Desbordes animeront une conférence  sur « La vie et l’oeuvre de Pitot, le constructeur du pont routier attenant au pont du Gard« .

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Le samedi 12 avril, Michel Lescure, exposera en détail sur les lieux, au pont du gard, la construction du pont Pitot et commentera les derniers travaux réalisés pour conforter les appuis rocheux du pont romain et pour entretenir ou réadapter le pont Pitot à ses nouvelles fonctions ».

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Le pont Pitot et le pont-aqueduc romain dit du « Pont du Gard », un ensemble de deux ponts accolés

par Michel Lescure

Ingénieur en chef honoraire du ministère de l’Equipement et du Conseil Général du Gard.

Pourquoi un article au titre aussi compliqué ?

1 – Deux ponts qui n’en font qu’un au-dessus d’une rivière au nom controversé 

Au début coulait une rivière nommée « le Gard » par les cartographes. La rivière Gard, affluent du fleuve Rhône, recevait elle-même de nombreux affluents cévenols, au moins cinq, appelés par les gens du pays « les gardons ». Mais quand on demande à ces mêmes habitants « quel est le nom de la rivière qui passe sous le pont du Gard ? », ils répondent tous : « c’est le gardon ». Et si vous leur dites : « pourquoi ne l’appelez- vous pas « le pont du Gardon » ? Vous les mettez dans l’embarras car, pour eux, le Gard, c’est le nom de leur département, pas celui de cette rivière !

A la fin du premier siècle, les romains édifient un aqueduc conduisant les eaux d’Uzès à Nîmes et construisent un pont-aqueduc au franchissement de la rivière. L’ouvrage romain n’a jamais été conçu pour servir de pont routier. Au moyen- âge, pour franchir la rivière en crue avec des mulets, on commence par échancrer les piles du deuxième étage.

dessin 2 (M.L.)

Il y a bien longtemps qu’il ne sert plus d’aqueduc, alors, autant l’utiliser en pont muletier. Mais à chaque génération on agrandit les échancrures. Elles finissent par être si importantes qu’elles mettent en péril la stabilité de l’ouvrage. De 1699 à 1702, on entreprend des réparations : les piles sont consolidées et des encorbellements construits, prenant appui sur les avants becs. Mais cette solution palliative ne permet pas le franchissement des chariots lourdement chargés (comme le matériel militaire avec des canons en bronze). Il faut se rendre à l’évidence : la construction d’un nouveau pont s’avère nécessaire.

C’est l’histoire de cette construction, confiée à Henri Pitot, que nous retraçons dans ce document.

2 – L’histoire des franchissements du Gard et des Gardons

A l’époque d’Henri Pitot, comment franchissait-on la rivière à Remoulins ?Carte Cassini

Observons un extrait de la carte de 1697 d’Henri Gautier (né à Nîmes en 1660 et mort à Paris en 1737, inspecteur général du royaume de France, sa carrière ressemble beaucoup à celle de Henri Pitot ; il fut comme lui ingénieur au canal de l’entre-deux mers).

Cette carte du diocèse de Nîmes est la plus vieille carte levée de la région nîmoise et de ses environs. Antérieure à la carte de Cassini, elle nous montre que, pour franchir le Gard(on) à Remoulins, les possibilités sont limitées :

– en amont, il y a le pont Saint Nicolas-de-Campagnac qui existe depuis 1260. C’est le seul pont qui permet un franchissement en toute sécurité par charrette lors d’une gardonnade (crue du Gardon) ; mais il fallait faire un grand détour et le chemin d’accès côté Nîmes était difficile,
– juste en aval de Remoulins, il y avait un gué, mais il était dangereux,

– à Remoulins, en période de crue de la rivière, il était possible d’emprunter le pont romain à cheval ou avec de très petits chargements par mulet. Un chemin existait pour se rendre au pont du Gard, mais il était parfois sous les eaux et il fallait faire un détour.
Par temps sec, à Remoulins, on utilisait un gué et un bac pour les voyageurs :

« Le grand chemin Royal ou la grande route du bas Languedoc a Lion, Paris, et du coté de Provence passe près du village de Remoulin ou il faut traverser la rivière du Gardon au gué ou dans une barque ».

Extrait adjudication du 3 avril 1743, extrait d’un manuscrit de Pitot,

Pour les besoins du négoce, le franchissement du Gardon à Remoulins était un point de première importance. Un trafic considérable de charrettes, voitures, piétons, cavaliers s’y déployait. La route d’Uzès à Beaucaire, siège d’une foire importante, passait par Remoulins.
Mais la route principale passant par Remoulins permettait au nord l’accès à la vallée du Rhône (on franchissait le Rhône par le pont médiéval de Pont-Saint-Esprit) et au sud on rejoignait les villes de Nîmes, Montpellier, Béziers, Narbonne et Toulouse avec une antenne sur Perpignan. C’était la voie de communication du service des postes royales et d’un service de diligence pour les voyageurs.

Ce service de transport efficace comportait des relais où l’on relevait les chevaux et où l’on faisait étape pour la nuit. Il permettait, à l’époque de Pitot, de joindre Nîmes à Paris en 9 jours. On faisait des étapes journalières de 75 kilomètres. Les relais s’effectuaient à Pont-Saint-Esprit, Montélimar, Valence, Lyon, Macon, Arnay-le-Duc, Vermenton, Pont-sur-Yonne et Paris. Ce service de voyageurs était très bien organisé, fiable et sûr.
Toutefois, un simple passage à gué et une barque pour franchir le Gardon à Remoulins, sur un tel axe de communication, n’était pas une bonne solution ; en effet le Gardon était souvent en crue, il détériorait le gué de Remoulins et il fallait se détourner par le  Pont Saint Nicolas. Cette situation n’était pas favorable aux échanges économiques.
De plus, il fallait stratégiquement faciliter les mouvements des troupes en cas de conflits (pour les troubles intérieurs – révolte des Camisards de 1702 à 1709 ou pour les conflits extérieurs – guerre avec l’Espagne), construire une traversée « tous temps », quelles que soient les conditions de débit de la rivière. L’édification d’un pont s’imposa petit à petit…mais le Gardon, avec ses crues répétitives, ses débits de 6000 m3/s et sa vitesse de courant élevée, en fit reculer plus d’un dans cette ambition de le franchir à cet endroit !

  • 3 – Qui commandait la construction des routes et des ponts ?Au XVIIIe siècle la Province de Languedoc est la plus grande province du royaume, correspondant aux surfaces des départements actuels de la Haute-Loire, de la Lozère, de l’Ardèche, du Gard, de l’Hérault, du Tarn, de la Haute Garonne et de l’Aude.

Sa population comprend plus de deux millions d’habitants sur les vingt cinq millions que compte la France d’alors. Elle est scindée en deux généralités et de nombreux diocèses :
généralité du Haut Languedoc (capitale, Toulouse avec plus de 50 000 habitants)
généralité du Bas Languedoc (capitale, Montpellier 30 000 habitants).

Le département du Gard regroupera à la révolution les trois diocèses de Nîmes, Alais et Uzès, avec des adaptations importantes (le diocèse de Nîmes « débordait » sur l’Hérault puisqu’il comportait tout le delta du Vidourle). Il y a des villes très développées ; Nîmes est «industrielle» avec 40 000 habitants et il existe un réseau de villes dépassant les 10 000 habitants comme Le Puy, Carcassonne, Béziers, Castres, Albi, Alais…
Les Etats du Languedoc sont présidés par l’archevêque de Narbonne et administrés par un seul intendant nommé par le roi. Ils règlent les affaires de cette Province très «décentralisée», riche et développée. C’est un pays d’Etats ; ils votent les impôts, déterminent et financent une politique de grands travaux, d’amélioration du rendement agricole, d’organisation de la charité publique, et surtout une politique active de travaux publics, de rénovation et d’entretien du réseau routier principal.

Pour le financement des ponts, la communauté intervient jusqu’à 480 livres, puis le diocèse jusqu’à 4 000 livres, puis la sénéchaussée jusqu’à 10 000 livres (il y avait trois sénéchaussées : Toulouse, Carcassonne et Nîmes-Beaucaire) et au-delà la province, en cas de besoin.

Les Etats de Languedoc délibèrent pour qu’un franchissement du Gardon soit étudié. Cela devient une priorité économique et stratégique :

  • «L’édification d’un pont sur le Gardon est depuis longtemps reconnue nécessaire pour faire passer la route royale vers Paris, Lyon et la Provence.»

Registre des délibérations des Etats du Languedoc, séance du 2 janvier 1743.

  • Mais où faut-il construire ce pont ?
    Les Etats du Languedoc décident de confier les études préliminaires, que nous appellerions aujourd’hui des études de faisabilité (recherches des variantes et aide à la décision pour retenir le meilleur compromis «qualité/coût»), à Henri Pitot.

4. Les études de faisabilité d’Henri Pitot

L’ingénieur Pitot, «directeur des travaux publics de la sénéchaussée de Beaucaire et Nismes» est chargé d’établir des études comparatives entre les divers projets, car il y a les partisans d’un pont à établir face à Remoulins et ceux qui parlent d’un nouveau tracé par Uzès. D’autres souhaitent encore un doublement du Pont du Gard. Henri Pitot, en technicien averti, entreprend une recherche systématique de toutes les solutions possibles. Il étudie tous les tracés en les regroupant en quatre partis (variantes) d’aménagement :

  • Parti 1 : construire un pont à Remoulins en ne se détournant pas de la route du nouveau grand chemin de liaison à Pont-saint-Esprit,
  •  Parti 2 : adosser le pont proposé au Pont du Gard en se détournant de près d’une lieue. Carte de la main d’Henri Pitot où il calcule l’augmentation du trajet quand on fait un détour par le Pont du Gard.
  •  Parti 3 : établir le pont proposé auprès de Saint Privat et ouvrir un nouveau grand chemin à Pousilhac,carte 4
  • Parti 4 : faire passer le grand chemin à Uzès, pour se dispenser de faire la dépense d’un pont, en utilisant le pont Saint Nicolas. Dans un rapport du 13 janvier 1743 qu’il cosigne avec Clarmy, il fait une estimation de 197 834 livres pour le réaménagement du chemin de Nîmes à Uzès et d’Uzès à la jonction de la grande route au dessus de Conaut.

Extrait du manuscrit de trois pages, daté du 4 janvier 1743, signé Henri Pitot.

Dans le parti 1, il fait des essais de sol au passage à gué et retrouve le sol rocheux à 10 toises soit 19.50 m. Il est à noter qu’en 1993, pour fonder le nouveau pont de Remoulins, il a fallu descendre à 17 mètres pour la pile 1 en rive gauche et à 22 mètres pour la pile 2 en rive droite, ce qui confirme la pertinence des essais de sol effectués par Pitot. Mais à son époque les techniques de génie civil et de rabattement des nappes ne permettent pas de se fonder sur un niveau rocheux aussi profond ; il propose une solution sur pilots en bois et avec un seuil transversal. Il sait que cette technique est onéreuse et qu’elle posera des problèmes d’entretien ultérieur, malgré tout le soin que l’on prendra pour exécuter les travaux en rivière.

Aussi Pitot retient-il le parti 2 pour des facilités de fondation : les piles du nouveau pont seront sur du « roc », il s’appuiera contre l’étage inférieur du pont du Gard, côté aval de la rivière, c’est-à-dire sur la face orientale (Est) du monument romain. C’est ainsi que, du pont, naîtra un nouveau tracé de route et qu’il faudra créer deux tronçons pour se raccorder à la voie principale. Le gué sera conservé et ne sera utilisé qu’à l’étiage.
Les conclusions de Pitot sont claires :
« Le pont adossé au pont du Gard coûtera moins que s’il avait été fait à Remoulins, il est vray qu’à cause du détour, le chemin sera plus long, mais toutes ces raisons ont été discutées par Nos Seigneurs des Etats ».     Photo montage de la DDE30 : Reconstitution du pont du Gard avant la construction du Pont Pitot.
carte 5Les Etats du Languedoc retiennent l’avis de Pitot et délibèrent favorablement afin de «construire un pont adossé à l’ancien pont aqueduc appelé du Gard» et de réaliser «un nouveau grand chemin depuis le logis de Lafoux jusqu’au pont du Gard et depuis le pont du Gard jusqu’à la jonction dudit grand chemin de Remoulins à Valiguière».

 

5. Le projet de construction du pont.
Les Etats de Languedoc adoptent une délibération pour :
– construire un nouveau pont accolé à l’ancien pont romain,
–  confier la maîtrise d’œuvre des travaux à Henri Pitot.

5.1- Un système des mesures non standard.
Avant l’adoption du système métrique en France, règne la plus complète anarchie dans le domaine des mesures de longueur. L’étalon de mesure en France pour les travaux d’importance est la « toise du Châtelet » ou « toise de Paris » qui vaut 1,95 mètres environ.

La toise est divisée en pieds, pouces et lignes ainsi :
– 1 toise vaut 6 pieds soit 1,9488 m
– 1 pied vaut 12 pouces soit 0,3248 m
– 1 pouce vaut 12 lignes soit 0,0270666 m
– 1 ligne vaut 0,0022555 m
Pour les grandes distances on utilise la lieue de poste de 3,898 km qui vaut 2 000 toises. Aussi avant tout programme de travaux, le maitre d’œuvre et les entreprises se mettent d’accord sur les unités de mesure qui seront adoptées par la suite pour toute la durée du chantier.

5.2- Le savoir-faire de l’ingénieur Pitot

Henri Pitot est «mécanicien» à l’Académie royale des Sciences. On dirait aujourd’hui « ingénieur en structure ». Il a des idées sur tout et cela va être l’occasion de le démontrer : il a développé une théorie sur les cintres et sur la poussée des voûtes. Il est surtout reconnu pour être un des meilleurs hydrauliciens de son époque.

5.2.1 – Une application de l’hydrodynamisme aux travaux publics
Pitot a étudié la dynamique des fluides et s’est appliqué à la lutte contre les crues. Henri Pitot sait que l’eau en mouvement exerce, en amont et en aval, des pressions très importantes sur les piles et les arches des ponts. Les Romains ont construit des avant-becs, Henri Pitot dote les piles du nouveau pont d’arrière-becs.
Il connaît le Gardon, ses montées d’eau très rapides et ses débits phénoménaux. Il donne aux arches les mêmes largeurs d’ouverture que celles de l’ouvrage romain, afin de ne pas réduire la section d’écoulement des eaux.
5.2.2 – Un soin tout particulier pour accoler les deux ouvrages.
Carte 6
Il construit le nouveau pont en arasant les pierres romaines en saillie et en l’accolant au pont romain. Ainsi les deux ponts sont mécaniquement indépendants avec un léger intervalle entre les deux ouvrages.
Dès lors, le pont romain ne résiste plus seul aux crues du Gardon : il subit la poussée des eaux, et le pont «Pitot» reçoit les forces de « traînée » en aval, ces dangereuses forces d’aspiration qui font souffrir les maçonneries en « lessivant » les joints.
Le pont Pitot sera doté d’arrière-becs et de chaperons inspirés par ceux du Pont Royal à Paris.cartre 10

5.2.3 – Un souci esthétique et d’intégration au site.Même à l’époque de Pitot il y a un carete 11vrai souci d’intégration dans le style du lieu. Tout d’abord Pitot propose un dessin inspiré du pont Neuf de Paris construit en 1607 avec une très forte ornementation.

Profil longitudinal plat, arrière-becs triangulaires surmontés de demi-balcons circulaires.
Version de pont Pitot inspirée par le pont neuf avec adaptation pour les rampes d’accès.

Mais le style inspiré du pont Neuf détonne par rapport au style dépouillé du pont antique. C’est pourquoi, il prend modèle sur le pont Royal de Paris construit en 1689. Il fait des adaptations géométriques importantes :
– il donne un profil « en toit » (dos d’âne) à son ouvrage, alors que le pont romain est horizontal.

Comme les arches du pont du Gard ne sont pas centrées (la plus grande arche est excentrée au droit du franchissement du Gardon, alors que celle du pont Royal est au centre), il « triche » en adoptant une astuce géométrique en recentrant visuellement «son» pont pour installer, en plein milieu, une frise en haut relief avec un blason orné par une croix du Languedoc (ou croix occitane à branches égales et triplement perlées pour chaque branche).

Comme les arches du pont du Gard ne sont pas centrées (la plus grande arche est excentrée au droit du franchissement du Gardon, alors que celle du pont Royal est au centre), il « triche » en adoptant une astuce géométrique en recentrant visuellement «son» pont pour installer, en plein milieu, une frise en haut relief avec un blason orné par une croix du Languedoc (ou croix occitane à branches égales et triplement perlées pour chaque branche).

Comme les arches du pont du Gard ne sont pas centrées (la plus grande arche est excentrée au droit du franchissement du Gardon, alors que celle du pont Royal est au centre), il « triche » en adoptant une astuce géométrique en recentrant visuellement «son» pont pour installer, en plein milieu, une frise en haut relief avec un blason orné par une croix du Languedoc (ou croix occitane à branches égales et triplement perlées pour chaque branche).

Photos prises en 1930.

carte 15Malheureusement, avec le temps, ce haut relief s’estompera et se dissoudra peu à peu.
Photo : Etat actuel de la frise en haut relief…
Sur le style de son futur ouvrage Pitot écrit :

« Les ouvrages les plus simples, en architecture sont souvent les plus beaux c’est pourquoy a limitation du pont Royal de paris, il ne sera fait aucuns ornement a ce nouveau pont, comme bandeaux, pilastres, cadres ou tableaux ».

Article sept de l’adjudication de Pitot sur la nature des matériaux à employer. Henri Pitot propose d’utiliser les mêmes pierres que pour l’ouvrage romain, ainsi il est sûr que le vieillissement ultérieur sera identique. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui, de loin, nous ne distinguions plus l’ouvrage Pitot de l’aqueduc romain. Dans son cahier des charges il impose la provenance des pierres du futur ouvrage : la carrière antique de l’Estel sera donc réouverte au XVIII ème siècle :
« Toutes les pierres de taille qui seront employées seront tirées du bois de Létoille que l’on pourrait appeler les carrières du pont du Gard, parce qu’il est certain que toutes les pierres que les Romains ont employé à la construction de ce pont ont été tirées du bois de Létoille lesquelles n’en sont éloignées que de trois cent toises ».

Article dix de l’adjudication de Pitot.

carte 16Travail remarquable de la taille des pierres pour rendre solidaires le chaperon de l’arrière-bec (en tuile de toit) avec le parement du pont au prix d’une complexité stéréotomique !

6. La dévolution des travaux du pont Pitot

Henri Pitot rédige deux cahiers d’adjudication, l’un (35 articles) pour le chemin du pont du Gard en date du 2 avril 1743 et l’autre (45 articles) pour le pont adossé à l’ancien pont en date du 3 avril 1743 :
« Le pont sera adossé au pont du Gard, du côté d’aval ou de la sortie des eaux, il sera composé, de même que le pont inférieur du pont du Gard, de six arches, en plein cintre, deux culées et cinq piles avec des arrières becs ».

Article 1er de l’adjudication du 3 avril 1743.
Ces deux « cahiers des charges » fixant les caractéristiques des deux réalisations permettent de lancer deux appels d’offres auprès des entreprises, pour le pont et pour la route avec les petits ouvrages hydrauliques. Les adjudications sont lancées et les meilleures entreprises des diocèses de Nîmes et d’Uzès y participent :
Le coût prévisionnel des travaux pour le seul pont est arrêté à 114 043 livres dans un rapport d’Henri Pitot daté de Montpellier le 2 avril 1743. Sept offres sont recensées pour la construction du pont avec des groupements :

– il s’agit des entreprises Pelissier, Darasse, Fresseinjac, Poise, Charavel, Brisson, Abauzit.
C’est le groupement conjoint et solidaire Charavel, Domergue, Dassas et Perre (habitants de Beaucaire) qui est adjudicataire pour 116 000 livres (à multiplier par 6,5 pour obtenir la valeur actuelle en euros) prix ferme et forfaitaire (leur offre initiale était de 135 000 livres). Pour les travaux routiers, c’est l’entreprise Durand qui est adjudicataire pour 14 000 livres. Fin 1744, l’entreprise se fait «tirer» l’oreille pour terminer son chantier dont l’avancement était pourtant de 90%.

carte 177. La réalisation du chantier du pont « Pitot »

Le chantier commence par la traditionnelle pose de la première pierre le 18 juin 1743.
Une plaque de cuivre gravée est scellée à cette occasion, pour un coût de 144 livres !

7.1- Un démarrage difficile du fait des crues et des relations tendues…
Le Gardon n’a pas failli à sa réputation et a fait parler de lui dès la première année du chantier :
– une crue du 29 août 1743 détruisit 35 à 40 quintaux de pierres taillées,
– une crue du 25 octobre 1743 endommagea le pont de bateaux et creva la digue de l’Estel ; elle noya la carrière, ce qui nécessita des pompages pour la remettre en service,
– enfin toujours la même année, décidément maudite pour les entrepreneurs, les 6, 13 et 20 novembre 1743, une crue rapide monta en quatre heures, de plus de 3 pieds au dessus des précédentes inondations, noya le chantier, détruisit l’approvisionnement de ciment et toutes les pierres de taille entreposées pour terminer le pont, occasionnant de gros dégâts aux cintres en bois.
De plus, des tensions surviennent entre la maîtrise d’oeuvre, représentée par H. Pitot, et le groupement d’entreprises. Dans un rapport daté du 24 décembre 1743, rapporté en commission le 4 janvier 1744, Pitot regrette que les entrepreneurs n’exécutent pas eux mêmes les travaux et les sous-traitent. Ainsi la première arche est faite par les uns, la seconde par les autres…ces procédés abusifs sont souvent très répandus dans la province, en Languedoc.
Par ailleurs, pour économiser les bois, les entrepreneurs n’établissent des cintres que pour la seule grande arche ; pour les autres arches surplombant le rocher à sec, ils préfèrent élever des piliers de pierre qu’ils abattront lorsque les voûtes seront formées. On sait pourtant que cette pratique est très dangereuse pour les ouvriers lors du décintrement, les piliers provisoires ayant une tendance à tomber un peu au hasard !

7.2- Un délai de réalisation très court, une qualité d’ouvrage exceptionnelle

En novembre 1744, les travaux sont payés à 50% pour un avancement d’exécution de 70%, malgré les inondations et la rareté de la main d’oeuvre spécialisée. Les équipes sont renforcées et les travaux sont terminés en 20 mois, ce qui est très rapide pour un chantier de cette importance.

Pont romain
Pont Pitot
La réception des travaux a lieu en février 1745 :
« Le sieur Pitot vient de faire un dernier voyage au pont du Gard pour en faire la réception, messieurs les commissaires ont été d’avis de proposer à l’Assemblée de lui témoigner combien elle a été satisfaite de cet ouvrage qui répond parfaitement à la magnificence de l’ancien pont qui attire également la curiosité des étrangers ».
Séance de délibération des Etats du 25 février 1745.

7.3- Une réclamation posée par les entreprises.
Ce ne serait pas un vrai chantier de travaux publics s’il n’y avait pas une réclamation des entreprises ! Dans un mémoire, elles font valoir :
– une dépense de 3 500 livres qu’elles ont supportée seules, pour faire une digue protégeant les carrières de l’Estel et un pont de bateaux pour franchir plus facilement le Gardon sans utiliser le passage à gué de Remoulins, ce qui a permis de construire le pont plus vite (sous entendu le maître d’ouvrage en a bénéficié !).
– l’utilisation des bois du Dauphiné plus chers mais plus solides que ceux de Quillan pour la fabrication des cintres, leur renforcement pour la grande arche par quatre jambes de force et un arbalétrier supplémentaire (dispositif approuvé par H. Pitot).
– la création de treuils, palans, machines diverses pour tailler et convoyer, sans les épaufrer, les pierres de parement (sous-entendu le résultat est parfait et mériterait une plus value !).
– la perte de temps pour faire des travaux supplémentaires et l’incidence des crues du Gardon.
Cette réclamation sera rejetée définitivement le 24 février 1746.

7.4- Des travaux imprévus, exécutés postérieurement à l’achèvement du pont
Un devis pour des travaux supplémentaires est signé le 25 avril 1746 par Domergue et Perre. Pour des raisons de sécurité (chutes de blocs), il devient indispensable de réparer le pont romain qui surplombe le pont Pitot : « …des réparations nécessaires et indispensables à faire à l’ancien pont du Gard au-dessus du nouveau sur les représentations que nous avons faites à M. les Seigneurs des Etats qu’il y avait plusieurs parties de l’ancien pont du Gard au grand mur de face du troisième pont, à la corniche, et ensablement du second pont qui tombent journellement en ruine, qu’il est très important de réparer, tant pour la conservation de l’ancien pont, que pour la sûreté du nouveau et prévenir les Marcheurs qui pourraient arriver par la chute de les ruiner ».
Un deuxième devis est signé le 6 mai 1747 par Perre pour obturer les grottes et combler les cavités situées à proximité des rampes du pont ; c’est une série de prix supplémentaires qui seront réglés par toisé (métré) contradictoire après exécution :« …la Baume ou grotte appelée La Cave, celle appelée de la Forge, la grotte du Savoyar, la petite baume ou grotte sur la culée de l’ancien pont du coté de Lafoux, deux cavités une à chaque rampe de l’ancien pont… Construction du mur de la rampe de M. de Fournese du coté de Vers, le mur de la rampe du coté de Saint Privat….les comblements seront faits avec de la terre graveleuse bien battue….Les travaux de maçonnerie doivent ère exécutés dans un délai de quatre mois…. ».
Devis des murs de maçonnerie nécessaires pour fermer les grottes des Rochers des Avenues du pont du Gard et réparer les rampes du chemin de Saint Privat, ainsi qu’il est ordonné par la Délibération des Etats du 9 octobre 1746.

8. Les inscriptions particulières ou des ornementations pour le pont Pitot

carte 188.1- Une plaque de marbre blanc disparue,
En plus de l’ornementation centrale aux armes du Languedoc, une plaque de marbre blanc, avec une inscription gravée, fut placée au-dessus de l’arrière-bec de la pile la plus proche de la rive droite du Gardon.
Il ne restait qu’un renfoncement dans la surface du parement du pont et les crochets de fixations.
A cet emplacement une plaque commémorative indiquait en latin :

Aquæductum
Struxerant
Romani
Pontem addidit
Occitania
Anno MDCCXLV
Cura D. Henri Pitot e regia scientarum academia

Sous la conduite de M. Henri Pitot, de l’académie royale des sciences, l’Occitanie (le Languedoc) plaça en 1745 un pont à côté de l’aqueduc que les romains édifièrent.

Une première fois détruite en 1793 (la mention « regia = royale » avait dû exaspérer nos braves révolutionnaires !) cette plaque avait été refaite au début du 19éme siècle. Dans les années dix neuf cent quatre vingts, cette plaque avait été déposée pour réfection car elle était devenue illisible. Malheureusement, malgré des recherches, elle a été considérée perdue par les services chargés de sa conservation (sic !).
Comme il ne s’agissait pas d’un original, les équipes techniques du département du Gard ont réinstallé en 2012 une nouvelle copie de cette plaque. Toutefois cette plaque n’est pas tout à fait identique à l’originale. En effet l’architecte en chef des bâtiments de France a souhaité qu’elle ne soit pas blanche (l’original était taillé dans du marbre de carrare très blanc), mais dans un marbre dont la couleur se rapproche de la pierre du pont du Gard afin qu’elle se fonde dans l’actuelle patine du pont Pitot.

8.2- Une mention où on peut lire « PERRE FESIT – 1745 »
Sous la grande arche du pont Pitot, à la clef de voûte en partie aval, on remarque une  pierre en relief, sculptée en bossage comme une pierre romaine de grand appareil. Sur cette pierre gravée en creux nous pouvons lire, à l’aide d’une paire de jumelles :- une mention écrite sur deux lignes, en « écriture miroir ». La mention PERRE FESIT apparaîtra en la lisant dans un miroir, d’où le nom d’écriture miroir. (L’écriture miroir était couramment utilisée par Léonard de Vinci comme l’attestent ses nombreux manuscrits),
– et une date en clair « 1745 ». Le « 5 » est très érodé, on pourrait lire « 3 »carte 19

Inscription originale
Inscription décryptée
Cette mention « PERRE FESIT » n’est pas en latin mais en bas-languedocien.

PERRE
FESIT

se traduit par :« (L’entrepreneur de Beaucaire) PERRE (a) FAIT (en) 1745 (cette arche) ».

Il s’agit d’une marque compagnonnique attestant de la fierté du dénommé Perre, entrepreneur beaucairois, d’avoir réalisé une arche de 24,50 mètres de portée, en miroir (ou en symétrie) de l’arche romaine.

9. Conclusions

Pour ses contemporains, Pitot a fait œuvre utile et «son» pont s’intègre parfaitement dans le site : «L’ancien pont du Gard, universellement admiré, est un pont-aqueduc, destiné par les Romains, à conduire à Nismes les eaux de la fontaine d’Eure. Le nouveau pont placé par M. Pitot à côté de l’ancien ne dépare point ce chef d’œuvre de la magnificence romaine».

Eloge funèbre de M. Pitot, 1771
Pendant plus de deux siècles, ce pont Pitot écoulera un trafic routier intense. Par la suite, la création du chemin de fer, puis de l’autoroute A9 pour améliorer les trafics régionaux, nationaux, internationaux et la reconstruction dans les années 1994 du nouveau pont routier de Remoulins assurant la totalité de la desserte locale, feront perdre au pont Pitot son intérêt routier. Il a même été envisagé de le démolir !
Aujourd’hui il ne sert plus qu’aux véhicules de service, ou de secours du site du Pont du Gard et il ne supporte plus qu’une circulation piétonne – il retrouve une seconde vie plus calme. L’aqueduc romain retrouve sa quiétude d’antan dans le cadre prestigieux d’un aménagement global du site.
Vous qui foulez le pont Pitot pour contempler le géant romain, ayez une pensée pour cet ingénieur du XVIII ème siècle, l’ingénieux Henri PITOT.
carte 20Photo montage : le pont PITOT sans l’ouvrage romain…

 

 

 

Michel LESCURE remercie tout particulièrement :

Madame Elisabeth Cordina de l’Etablissement Public de Coopération Culturelle au Pont du Gard,
Madame Catherine Py-Tendille du Conseil Général du Gard, commissaire de l’exposition temporaire «L’ingénieux Pitot»,
le professeur Michel Desbordes ancien directeur de Polytech’Montpellier à l’université de Montpellier II, et Messieurs les professeurs de latin René Briand et Armand Strubel.

Références bibliographiques :

Les éléments factuels de la vie de Pitot ont été repris des éloges funèbres d’Henri Pitot :
– l’un pour l’Académie Royale des Sciences par Grandjean de Fouchet (pages 143 à 157) de l’histoire de l’Académie des Sciences,
– l’autre pour l’Académie de Montpellier, manuscrit daté de 1771 de 44 pages de Hyacinthe de Ratte,document détenu par les archives départementales de l’Héraultde «La vie et l’oeuvre d’Henri Pitot (1695 –1771)» par Pierre Humbert, professeur à l’université de Montpellier, en 34 pages extraites du bulletin de la société languedocienne de géographie juillet – décembre 1953, publié ensuite à Montpellier Imprimerie Paul Déhan en 1954.

de «Henri Pitot, cancre de génie» par Paul Guiot-Bourg opuscule imprimé par Caractère MC,
« Architectes et ingénieurs au siècle des lumières » par Antoine Picon en 317 pages aux éditions Parenthèses,
« Atlas historique des routes de France et l’histoire des routes de France du moyen âge à la révolution», deux ouvrages de Georges Reverdy édités aux presses des Ponts et Chaussées en 182 pages et 271 pages,
« L’hydraulique dans les civilisations anciennes » par Pierre–Louis Viollet aux presses des Ponts et Chaussées en 374 pages,
« Les vieux ponts par Jean Mesqui» chez Arthaud en 143 pages et du même auteur le pont en France  avant le temps des ingénieurs aux grands manuels picard en 303 pages,« Pierres et hommes, des pharaons à nos jours » de Jean Kerisel aux presses des Ponts et Chaussées en 170 pages,
« Jean-Rodolphe Perronet (1708-1794), premier ingénieur du roi et directeur de l’école des Ponts et  Chaussées » par C. Vacant aux presses des Ponts et Chaussées en 344 pages,« Un ingénieur des lumières : Emiland-Marie Gauthey » – ouvrage collectif de Coste, Picon, et Sidot aux presses des Ponts et Chaussées en 276 pages,« Conception des ponts » – ouvrage collectif de Bernard-Gély et Calgaro aux presses des Ponts et  Chaussées en 360 pages,« Les machines de construction de l’antiquité à nos jours, une histoire de l’innovation » par Philippe  Laurier aux presses des Ponts et Chaussées en 221 pages,
« L’aqueduc du pont du Gard » par Claude Larnac et François Garrigue aux presses du Languedoc,
« Racontez-moi le pont du Gard par Claude Larnac chez Actes Sud en 151 pages,« Remoulins, histoire des ponts routiers sur le Gardon » par Maurice Billo chez Edisud en 103 pages,
« Histoire de Remoulins, manuscrit de Gratien Charvet avec une copie de sauvegarde éditée par la commune de Remoulins en 2012, la transcription a été coordonnée par Maryse Dufaud en 167 pages,
« Ponts de France » – ouvrage collectif sous la direction de Guy Grattesat aux presses des Ponts et  Chaussées,
« Traité des Ponts et Traité des chemins », deux ouvrages et plusieurs cartes par Henri Gautier(son traité des ponts est à la Bibliothèque de Carré d’Art à Nîmes – dans une version de 1728)  ou pour les cartes et les ouvrages anciens accessibles à la Bibliothèque Nationale de France BNFGallica site internet sous : https://gallica.bnf.fr,

Sommaire :
Le pont Pitot et le pont-aqueduc romain dit du « Pont du Gard »,un ensemble de deux ponts accolés
1- Deux ponts qui n’en font qu’un au dessus d’une rivière au nom controversé…
2- L’histoire des franchissements du Gard et des Gardons
3- Qui commandait la construction des routes et des ponts ?
4- Les études de faisabilité d’Henri Pitot
5- Le projet de construction du pont

5.1- Un système des mesures non standard
5.2- Le savoir-faire de l’ingénieur Pitot
5.2.1 -Une application de l’hydrodynamisme aux travaux publics
5.2.2 – Un soin tout particulier sur l’accolement des deux ouvrages
5.2.3 – Un souci esthétique et d’intégration au site

6- La dévolution des travaux du pont Pitot

7- La réalisation du chantier du pont « Pitot »
7.1- Un démarrage difficile du fait des crues et des relations tendues
7.2- Un délai de réalisation très court, une qualité d’ouvrage exceptionnelle
7.3- Une réclamation posée par les entreprises
7.4- Des travaux imprévus, exécutés après l’achèvement du pont Pitot

8- Les inscriptions particulières ou des ornementations pour le Pont Pitot

8.1- Une plaque de marbre blanc disparue puis réinstallée à deux reprises
8.2- Une mention en écriture miroir où on peut lire « PERRE FESIT – 1745 »

9- Conclusions

 

 

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